
Cher Luz,
longtemps tes dessins m'ont fait rigoler de bonne heure.
Mon tee-shirt du Maurice et Patapon de Charb est parti en lambeaux depuis pas mal d'années mais les magnets, que les abonnés de Charlie Hebdo recevaient en cadeau après que ce journal ait été relancé en 1992, sont toujours là. De déménagement en déménagement, décolorés par le soleil, je les retrouve sur mon frigo. Il y en a un de Siné, un de Cabu et deux de toi. Le premier se moque de Bruno Mégret, le « petit rat ». Le deuxième, mon préféré, concerne la loi Debré sur l'immigration (qui, si ma mémoire est bonne, obligeait alors tout français accueillant un étranger à son domicile à déclarer son arrivée et son départ à la préfecture). On y voit un couple qui fait l'amour. Elle, blanche, lui, noir. Elle, joviale, décroche un téléphone : « Allo, la préfecture ? Il rentre, il sort, il rentre, il sort. »
Certains lecteurs, c'est le lot auquel font face les humoristes, considèrent ce dessin pas drôle ou même vulgaire. Je le trouve inventif, élégant, plus pertinent que jamais à l'heure où des hommes meurent par centaines dans la Méditerranée. Dans la vague des infos du matin que crache la radio, toujours, ce dessin me ravit dès le petit déjeuner.
Cher Luz, je me souviens qu'à la fin des années 1990, encouragé par ton invitation, je suis venu montrer mes dessins à la rédaction de Charlie. J'avais hésité un certain temps à franchir le pas – la présence de plus en plus antipathique de Philippe Val ne m'y poussait guère – puis je m'étais finalement rappelé que les journaux où l'on pouvait exercer ce métier n'étaient pas nombreux – c'est un euphémisme. Ma courte expérience d'alors – ça se confirmerait par la suite – me disait que les rédactions n'existaient jamais comme un bloc unique et monolithique : bien souvent, la présence de dessin dans les pages n'étaient due qu'à la bonne volonté, voire au militantisme fervent, d'un directeur artistique confronté au mépris ou, plus simplement, à l'inculture en matière d'image, des décideurs, rédacteurs, de la rédaction. Tu le sais, malgré les crayons à papier brandis par milliers dans les manifestations de janvier, ce paradoxe de notre culture demeure : tout en se targuant d'une tradition de caricature et d'impertinence dessinée, la littérature et l'écrit restent le domaine de la pensée et de l'intelligence. Le dessin, lui, bouche les trous. Comme si l'alphabet n'était pas un dessin !
Bref, un mercredi matin, je passais donc à une réunion de rédaction, mon book sous le bras. « Cabu, m'avais-tu expliqué, est celui qui embauche les dessinateurs, c'est lui que tu devras rencontrer ». Pas de bol, ce jour là une équipe de télé tournait un reportage au sein du journal et Cabu n'était pas disponible. Je discutais avec une partie de l'équipe. Cavanna, bienveillant bien qu'un brin paternaliste, et surtout, Gébé, artiste magnifique et directeur de publication à l'aura incontestée, jetèrent un regard attentif à mes travaux. Ni subjugué par mon génie comique ni par ma virtuosité graphique, ce dernier apprécia cependant les quelques croquis d'après nature qui rythmaient ma présentation. « Ah, dit-il à la cantonade, enfin un dessinateur qui dessine ! ». Je fus instantanément regonflé pour plusieurs années. Mais, plus encore, je fus conforté dans le fait que le dessin, cartographiant le monde - celui de dehors comme celui à l'intérieur nos têtes - nous aidait à tenir debout en éclairant ses ornières.
« Ah, enfin un dessinateur qui dessine ! »...
C'est à cette phrase de Gébé que j'ai pensé en lisant Catharsis, ton dernier livre paru chez Futuropolis.
Je te l'ai dis, j'apprécie ton travail depuis longtemps – avec ses fulgurances, sa joie de vivre, sa variété et aussi ses baisses de régime (personne n'est bon tout le temps). Ici, ta réinvention salutaire m'a fait un bien fou.
En pensant à toi d'abord, pour qui cette catharsis semble faire son office.
Ensuite parce que je suis à la bourre sur mon prochain livre et que, quand se jouent de forts enjeux personnels, tout coup de pied au cul graphique demeure le bienvenu.
Enfin, parce que ton dessin vivant tranche avec notre époque lénifiante - qui digère les tendances comme une formule et intègre les signes extérieurs de la subversion et de la pensée critique comme des slogans - où les censeurs imbéciles d'hier deviennent les apôtres de la libre expression d'aujourd'hui et les dessinateurs anticléricaux d'avant l'attentat des saints que certains aimeraient voir se sacrifier à la tâche.
Jean-Pierre Mercier, traducteur et ami de Robert Crumb, écrivait à son propos* :
« L'une des plus célèbres pages des débuts de sa carrière, dédiée au plaisir de dessiner, se termine par l'adresse restée célèbre : « And remember folks, it's only lines on paper ! ».
On pouvait à l'époque faire le contresens de déduire que par cette phrase, Crumb plaidait pour l'irresponsabilité, l'insignifiance de la position d'artiste. Mais c'est bien parce qu'il n'est question que de lignes sur le papier qu'on peut tout faire dans une bande dessinée qu'au contraire il s'est agi pour lui (…) de ne jamais rien abdiquer de ses ambitions d'auteur et de s'exprimer au plus près de sa vérité la plus intime. »
Je n'ai pas mieux à ajouter, camarade.
Bon vent donc et merci pour l'air frais !
*catalogue de l'exposition R.Crumb au Musée d'Art moderne de la Ville de Paris / PARIS musées (2012).